livres retranscrits ligne w

 

Dieu - Illusion ou réalité ?

par Francis Schaeffer

TITRE III - Christianisme historique et théologie nouvelle

CHAPITRE 3 - Le dilemme de l'homme

Nous avons considéré deux domaines dans lesquels le christianisme et la théologie nouvelle sont en désaccord fondamental: la personnalité de l'homme et la connaissance. Il en existe un autre dans lequel le désaccord ne peut pas être plus radical: c'est celui de l'homme et de son dilemme. Il suffit d'un peu de sensibilité et d'attention pour discerner combien ce dilemme est grand. L'homme est tout aussi capable d'atteindre des sommets que de sombrer dans la cruauté et dans l'horreur. Cela tourmente l'homme moderne. Ainsi, la plupart des tableaux actuels représentant la crucifixion – ceux de Salvador Dali, par exemple – ne montrent pas le Christ mourant sur la croix à un moment donné de l'histoire, mais se servent du Christ pour exprimer l'homme en agonie.

Il est évidemment possible d'essayer d'éluder ce dilemme; mais le seul moyen d'y échapper consiste à être assez jeune, en assez bonne santé, assez argenté, et d'avoir assez d'égoïsme pour ne pas s'inquiéter des autres.

On ne peut donner que deux explications à ce dilemme. La première est métaphysique: l'homme est trop petit, trop fini pour lutter contre tout ce qui l'assaille. La seconde est toute différente: elle est morale. Si la première explication est la bonne, on est obligé de conclure que l'homme a toujours été prisonnier du mal. C'est ainsi que la théologie nouvelle déclare que l'homme a toujours été un homme déchu. Il n'y a, dès lors, aucune réponse morale au problème du mal et de la cruauté. Que l'homme ait été créé par une chose curieuse appelée "dieu" ou qu'il ait été tiré du limon par hasard, ce dilemme est là et fait partie de son être. S'il en est ainsi, et s'il en a toujours été ainsi, le poète et historien de l'art, Baudelaire a raison de dire: "s'il y a un Dieu, c'est le diable". Cette affirmation est la déduction logique du postulat selon lequel l'homme, avec toute sa cruauté et sa souffrance, est aujourd'hui ce qu'il a toujours été. En cela, Baudelaire a été conséquent et il s'est refusé à proposer quelque autre explication romanesque. Mais la Bible déclare qu'il n'en est pas ainsi.

Un jour, je me suis entretenu, dans la chambre d'un jeune sud-africain à Cambridge, avec un groupe de personnes. Parmi elles, se trouvait un jeune hindou d'origine Sikh, mais de religion hindoue. Il se mit à attaquer violemment le christianisme, mais il ne comprenait pas vraiment les problèmes soulevés par ses propres croyances. Je lui dis: "Est-ce que je me trompe en affirmant que, selon vos conceptions, la cruauté et son contraire sont, en fin de compte, équivalents, et ne diffèrent pas de façon intrinsèque?" Il acquiesça.
Ceux qui étaient là et qui le connaissaient comme un charmant, un vrai gentleman, le regardèrent avec étonnement. L'étudiant qui nous recevait comprit très bien les implications de l'affirmation du Sikh; il s'empara de la bouilloire pleine d'eau brûlante destinée à faire le thé et il la plaça au-dessus de la tête de l'hindou, qui leva les yeux et lui demanda ce qu'il faisait. L'étudiant sud-africain lui répondit avec froideur mais douceur: "il n'y a pas de différence entre la cruauté et son contraire". L'hindou partit aussitôt dans la nuit.

Selon l'explication métaphysique, le dilemme de l'homme n'est pas qu'une abstraction. Les meilleurs mobiles de l'homme n'ont aucun sens.

Le scandale de la croix

Dans son livre La Peste, Albert Camus (1913-1960) propose un commentaire approfondi sur l'homme et son dilemme. Au début de la seconde guerre mondiale, une épidémie due à une invasion de rats sévit dans la ville d'Oran. A première vue, cette histoire est celle de n'importe quelle ville vivant semblable tragédie. Mais Camus veut aller au-delà de l'apparence. Aussi place-t-il le lecteur devant le choix difficile suivant: ou bien se joindre au médecin pour combattre l'épidémie, c'est-à-dire, selon Camus, pour combattre Dieu en même temps; ou bien suivre le prêtre, ne pas combattre l'épidémie et se montrer inhumain. Tel est le choix; tel est le dilemme devant lequel s'est trouvé Camus, et devant lequel sont placés tous ceux qui, comme lui, n'adoptent pas la solution chrétienne. (Les commentaires au sujet de La Peste se poursuivent au chap. suivant).

La théologie nouvelle n'a pas non plus de solution. Ses adeptes sont également prisonniers du problème de Camus et de l'affirmation de Baudelaire. En toute logique, et en se fondant sur l'observation du monde tel qu'il est, ils devraient dire que Dieu est le diable. Pourtant, comme dans la vie cette conclusion est impossible à accepter, ils font un acte de foi aveugle et affirment que Dieu est bon. C'est là, disent-ils, "le scandale de la croix", croire que Dieu est bon contre toute raison. En vérité, le "scandale de la croix" n'est certainement pas là! Le véritable "scandale de la croix" réside dans la révolte des hommes qui, même lorsqu'il est annoncé avec fidélité et clarté, se détournent de l'Evangile. Ce refus tient à la volonté déterminée de la créature de ne pas se courber devant le Dieu vivant. C'est là le "scandale de la croix".

Le mot de "culpabilité", utilisé par la théologie moderne en dehors d'un cadre moral véritable, en arrive à ne plus désigner que des sentiments de culpabilité. Et, dans ce système-là, la vraie culpabilité n'a pas de place, la mort de Jésus sur la croix prend un sens complètement différent. Il en résulte que l'oeuvre du Christ et le ministère de l'Eglise servent, soit à justifier, en des termes religieux indéfinissables, des préoccupations d'ordre sociologique, soit à promouvoir dans les mêmes conditions une action psychologique. Dans les deux cas, il peut y avoir manipulation, puisque les mots sont utilisés avec des connotations bien contrôlées.

Il existe un danger inverse. Celui que rencontrent les chrétiens "évangéliques" lorsqu'ils éprouvent, par moment, des sentiments de culpabilité sans qu'il y ait véritable culpabilité. N'oublions pas que la Chute a occasionné une rupture, non seulement entre Dieu et l'homme ainsi qu'entre les hommes, mais aussi en l'homme lui-même: voilà pourquoi l'homme peut avoir un sentiment de culpabilité sans être véritablement coupable. Dans ce cas, une profonde compassion est de rigueur. Mais, lorsqu'il y a reconnaissance d'une véritable culpabilité morale devant le Dieu vivant, il ne faut jamais, ni passer outre et la négliger, ni lui trouver une explication psychologique, comme le fait la théologie nouvelle.

Par ailleurs, la théologie nouvelle ne conçoit pas d'antithèse personnelle lors de la justification. Pour elle, entre les différentes relations possibles avec Dieu, il n'y a pas de différence qualitative.
Du point de vue chrétien, lorsque quelqu'un se donne à Jésus-Christ et le reconnaît comme son Sauveur, il passe au moment même de la mort à la vie, du Royaume des ténèbres au Royaume du Fils bien-aimé de Dieu (Jean 5:24; Colossiens 1:13); en d'autres termes, il est libéré de sa vraie culpabilité et il n'est plus sous la condamnation. Il y a là une antithèse personnelle absolue. Par contre, s'il n'existe pas d'antithèse absolue entre ce qui est moral et ce qui ne l'est pas, entre ce qui est cruel et ce qui ne l'est pas, les seules différences admissibles sont d'ordre quantitatif.

Il est impossible de pactiser avec la théologie nouvelle, même si nous pensons possible d'en retirer un avantage. Cela signifie, par exemple, que nous devons éviter de coopérer avec elle dans l'évangélisation, si nous ne voulons pas avoir à la reconnaître comme chrétienne. Autrement, nous risquerions d'avoir à renoncer au concept d'antithèse personnelle, qui sous-tend la conception biblique de la justification.

La théologie nouvelle ne fait aucune place à l'antithèse, et ses adeptes, pour qui le péché et la culpabilité ne constituent, en fin de compte, qu'un problème de nature métaphysique et non moral, en viennent à un universalisme implicite ou explicite quant au salut final de l'homme. Les "évangéliques" font donc preuve de naïveté lorsqu'ils considèrent simplement cet universalisme comme un aspect extérieur au système néo-orthodoxe. L'enseignement des nouveaux théologiens n'est peut-être pas toujours explicite à cet égard, mais leurs conceptions du dilemme de l'homme les y pousse irrésistiblement. Il faut en être bien conscient, car leurs convictions sont cohérentes sur ce point. L'absence d'antithèse finale entre le bien et le mal les empêche d'envisager la possibilité d'une culpabilité morale véritable; dès lors, la justification considérée comme un changement radical de relations avec Dieu n'a pas de sens et, en définitive, personne ne sera condamné. Pour eux, cette attitude est non seulement logique, mais obligatoire, et l'universalisme s'y intègre tout naturellement.

Le christianisme historique et le dilemme de l'homme

Pour le christianisme historique, le dilemme de l'homme a une cause morale. Dieu, qui est non-déterminé, a créé l'homme comme une personne non-déterminée. Cette idée est difficile à admettre pour tous ceux qui réfléchissent selon les conceptions du XXe siècle; la plupart des penseurs contemporains, en effet, considèrent, à l'inverse, que l'homme est déterminé, soit par des facteurs chimiques (comme le marquis de Sade l'a soutenu et comme le Dr Francis Crick tente de le prouver), soit par des facteurs psychologiques (comme Freud et d'autres l'ont suggéré) ou par des facteurs sociologiques (comme B.F. Skinner le soutient). Quoi qu'il en soit, que les facteurs soient chimiques, psychologiques, sociologiques ou mélangés, l'homme serait programmé. S'il en est bien ainsi, l'homme n'est plus, comme la Bible l'affirme, un être extraordinaire créé à l'image de Dieu et doté d'une personnalité qui a été capable de faire, au commencement, un choix libre. Or, puisque Dieu a créé un univers réel, extérieur à lui-même (et non comme une extension de lui-même), il existe une histoire réelle. Et l'homme, parce qu'il a été créé à l'image de Dieu, y occupe donc une place d'importance; il peut choisir d'obéir au commandement de Dieu et de l'aimer, ou bien de se révolter contre lui.

Voilà en quoi l'homme et l'histoire étonnent et sont tout l'opposé de la déclaration du bouddhiste Zen: "L'esprit de l'homme est comme le vent dans le pin, tel un dessin à l'encre de Chine". L'homme y est, ici, tué deux fois: il n'est que le vent dans le pin, et il n'est qu'un dessin. Le christianisme enseigne exactement le contraire de ce que dit le penseur oriental. L'homme peut comprendre et répondre à celui qui, après l'avoir créé et avoir communiqué avec lui, l'a invité à manifester son amour en respectant l'ordre: "Ne fais pas cela". La mise à l'épreuve aurait pu être différente. Il n'y a, ici, aucun acte de magie primitive. Mais plutôt le Dieu personnel et infini qui appelle une personne individuelle à agir selon son choix. Le commandement était motivé: "le jour où tu en mangeras, tu mourras" (Genèse 2:17), ce qui serait dépourvu de sens si l'homme n'était qu'une machine. S'il a pu choisir avant d'agir, cela provient de ce qu'il a été créé différent de l'animal, de la plante et de la machine.

Vouloir que l'homme ait été créé de telle manière qu'il soit incapable de se révolter revient à vouloir que l'acte créateur de Dieu ait cessé après les plantes et les animaux. C'est réduire l'homme à l'état de robot. C'est nier l'existence même de l'homme.

Si l'on considère la perspective chrétienne comme un système cohérent, il faut partir du Dieu trinitaire, infini et personnel, qui a communiqué et aimé dès avant la création. Si l'on considère comment l'homme pécheur peut retrouver une relation avec Dieu, il faut partir du Christ, de sa personne et de son oeuvre. Mais si l'on considère les différences entre le christianisme et les solutions du rationalisme, il faut commencer par comprendre que l'homme et l'histoire sont actuellement dans une situation anormale. En d'autres termes, le rationalisme et le christianisme historique ne traitent pas de questions totalement différentes, mais ils offrent des réponses divergentes. Plus encore, le rationalisme ne prend comme point de départ que ce que l'homme, avec sa connaissance finie, peut "glaner".

Note: Il est surprenant que le nouvel Heidegger, en changeant de position, ait essayé d'introduire une Chute historique dans son nouveau système. Il y a eu, dit-il, un Age d'or (avant la Chute) à l'époque des grecs présocratiques; après eux, Aristote et ses successeurs sont tombés: ils se sont mis à penser de façon rationnelle. Ainsi Heidegger dit que l'homme est maintenant anormal. Il n'y a pas de preuve historique de cet Age d'or, mais Heidegger déclare que la réponse rationaliste habituelle au dilemme de l'homme - à savoir que l'homme est tel qu'il a toujours été - est insuffisante. Dans la théorie désespérée d'Heidegger Aristote prend la place d'Adam, il est celui qui est tombé; et il semble évident qu'Heidegger se voit comme celui qui sauve. Remarquons que ce concept de la Chute et du salut ne touche pas aux questions morales. Le caractère anormal de l'homme n'est pas d'ordre moral; dans le nouveau système d'Heidegger, Aristote n'a pas mal agi moralement; il n'a fait qu'être le premier à utiliser la mauvaise méthode de l'antithèse et de la rationalité. Il n'y a pas de réponse au dilemme de l'homme, et Heidegger a montré clairement que la philosophie n'en donne pas en se fondant sur le caractère actuellement normal de l'homme et de l'histoire. On pourrait croire qu'Heidegger aurait aimé la réponse chrétienne, mais à condition de ne pas avoir à se courber devant Dieu, aussi bien moralement qu'en reconnaissant avoir besoin de se laisser instruire par lui.

Le christianisme dit que l'homme est actuellement dans une situation anormale (il est séparé de son créateur qui est son point de référence unique et suffisant), qui est due non à une limitation d'ordre métaphysique, mais à une culpabilité morale véritable. Il s'ensuit qu'il est séparé également de ses semblables, de la nature et de lui-même. Ainsi lorsqu'il se met à être cruel, cette attitude n'est pas conforme à celle qu'il aurait eu s'il était encore dans son état originel. La cruauté est symptomatique d'un état anormal et la conséquence d'un événement moral et historique, spatio-temporelle, la Chute.

Qu'implique le caractère spatio-temporel et historique de la Chute? Premièrement qu'il y a eu une période où, si vous aviez été là, vous auriez pu voir Adam tel qu'il était avant la Chute; et deuxièmement, qu'au moment où l'homme s'est révolté contre Dieu, suite à un choix libre, il y a eu comme un "top" d'horloge. Si on supprime les trois premiers chapitres de la Genèse, il n'est possible ni de défendre une position vraiment chrétienne, ni de formuler les réponses du christianisme.

 


blue care wAccueil
  Liens
  Plan du site        
  Contact
tampon 5x5 gris