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Juif errant... Juif héraut

Première partie: De Lodz à Sidi-Bel-Abbès, un curieux chemin de Damas

Chapitre 1

Nous avons l'habitude, nous autres Juifs, de tenir à jour, avec une certaine exactitude – et souvent beaucoup de soin – nos précieuses généalogies. Il nous faut cependant reconnaître que le génocide perpétré par les nazis pendant la seconde guerre mondiale, nous a hélas considérablement simplifié la tâche... 

Mais la vie tient toujours tête à la mort!

Tenez, mon grand-père par exemple: sa première femme lui donna trois enfants, avant de mourir, trop jeune elle aussi. Il se remaria bientôt et trois enfants vinrent agrandir encore ce nouveau foyer. Six enfants donc; et parmi eux, ma mère, Perla. Une perle, en vérité, belle et fragile. Mon père, lui, était l'aîné de quatre enfants. Je n'ai pas connu ses parents. Je garde seulement le souvenir d'une grand-mère Sarah, mais si vague, si lointain...

Ma famille se partageait entre Lodz, une grande cité industrielle, et Kazimierz-Wielki, une ville modeste de la province de Kielce. A cette époque, au début du siècle, la Pologne demeurait écartelée entre l'Allemagne, l'Autriche et la Russie tsariste. Et à l'endroit où nous étions, nous avions nettement le sentiment d'être une province, fort maltraitée d'ailleurs, de l'immense empire russe.

Papa était cocher, à Lodz. Je le revois encore, assis sur le siège de sa calèche, mais il disparaît aussitôt de ma mémoire, comme autrefois au tournant d'une rue, dans la brume d'un petit matin, ou sous une neige glaciale et illuminée. J'avais à peine quatre ans, en 1908, quand il mourut d'une mauvaise appendicite. On avait trop tardé à l'opérer. Je me souviens de l'enterrement, de mon étonnement d'enfant, de ma douleur même, devant cette séparation irréversible. De mon père, je ne conserve que le nom: Pokrzywa; un patronyme un peu péjoratif et piquant: en polonais, il signifie "ortie ".

Rachel-Léa, ma petite soeur, naquit peu après la mort de mon père; ma mère se sentit seule, beaucoup trop seule. La mort, toujours la mort. Ne m'avait-on pas déclaré à la mairie qu'un an après ma naissance? J'étais si frêle, si maladif, avait-on dit; et pourquoi suis-je aujourd'hui, bientôt quatre-vingt- dix ans plus tard, le seul survivant de toute ma famille? Je conserve, avec un sourire un peu mélancolique, cet extrait de naissance qu'on voulut bien me délivrer en Pologne, en 1987. Sur les registres, je suis né en 1905... Qu'importe! Je ne suis plus à un an près, maintenant. Mais j'aime encore la vie! A ma naissance, on avait dû, selon la coutume, manger un plat de petits pois. Pourquoi des petits pois? Parce qu'ils sont ronds et qu'ils roulent, comme tous les êtres en leur éphémère passage sur cette terre...

Nous fûmes recueillis par mon oncle Joseph et tante Kaïla, la soeur de Maman. Lodz était une grande ville, dominée par l'industrie textile, où vivait une très nombreuse population juive. Un quartier entier avait surgi sur les terres louées à un Polonais par deux Juifs riches et habiles. Pour obtenir ce terrain sablonneux de Baluty, un faubourg de Lodz, ils avaient prétexté l'implantation d'une usine de verre. Une fois acquis, les Juifs s'étaient rués sur ces terres stériles, sous l'oeil malveillant et inquiet des Polonais.

Ils avaient bâti à la hâte des maisons sommaires, d'abord en bois, remplacées assez rapidement par la pierre, puis complétées par des habitations de deux ou trois étages. Ce quartier, cet enchevêtrement anarchique de rues, de ruelles et de places, fut bientôt connu sous le nom abrégé de Balut par tous les Juifs qui continuaient d'affluer à Lodz pour trouver du travail. Jusqu'en 1916, Balut devait rester indépendant de la grande cité voisine où nous avions à peine le droit de nous installer – misérable subterfuge, qui permit d'accueillir près de cent cinquante mille Juifs avant la Grande Guerre, presque tous avalés par l'activité industrielle.

Nous habitions dans une rue où les Juifs déambulaient, vendaient, achetaient, criaient mille et une choses à toute heure du jour. Ils portaient des lévites, de longues redingotes, et des casquettes noires qui assombrissaient la foule compacte en perpétuel mouvement. Ce brouhaha continu résonnait entre nos murs de la rue Alexandriskas, rebaptisée dans notre monde, en yiddish: "Mordé'hai Gabys", la rue Mardochée Gabys, du nom d'un rabbin. Numéro trente-quatre, chez nous, je m'en souviens. J'en rêve toujours.

En ce temps-là, la plupart de nos familles se conformaient aux traditions héritées de nos pères. Nous gardions jalousement les commandements; nous nous efforcions d'accomplir toutes les mitsvot, les prescriptions bibliques et talmudiques, avec plus ou moins de sincérité. C'était un monde étrange: même le schnörer, le mendiant, y trouvait sa place et pouvait exercer son activité sans trop craindre de suspicion! Nous le surprenions parfois en train de subtiliser quelque nourriture sur les étalages; c'était sa fonction, son métier pour ainsi dire. Nous ne le considérions pas vraiment comme un voleur, un fautif. Nous vivions dans un univers à part.

A part des chrétiens qui apprenaient, dès leur plus tendre enfance, à nous haïr. Pour nous, ils n'existaient pas, ou peu. Sauf certains dimanches, ou le vendredi saint. Ce jour-là, ils s'en prenaient à nous avec une frénésie, une haine, une violence toutes particulières ; et l'on sait combien meurtriers furent les pogromes en Europe centrale. Sous la poussée populaire, le mécontentement engendré par une situation difficile – une mauvaise récolte, une injustice – se transformait en une émeute incontrôlable, souvent favorisée par les autorités, et même amplifiée, voire organisée, par la police ou l'armée. On accusait aussi les Juifs d'avoir empoisonné un puits, ou sacrifié un enfant chrétien pour en recueillir le sang et confectionner les "matsot", les pains azymes de la Pâque juive. Nous avions entendu parler des pillages et des massacres de Kiev, de Berdichev, d'Odessa, de Varsovie, survenus au cours des vingt dernières années du siècle précédent; à Kichinev, à peine un an avant ma naissance... On évoquait l'affaire Blondès, un Juif de Vilna accusé de meurtre rituel, courageusement défendu par son avocat Oskar Israël Gruzenberg, et finalement acquitté.

Je n'ai jamais eu à souffrir de ces violences extrêmes. Dans notre quartier, nous étions relativement protégés. Nous étions "libres". Nous avions notre administration, notre langue, nos écoles, nos commerces. C'était peut-être à la fois notre chance, et notre malheur. Séparation. Ghetto volontaire trop commode à surveiller, à épouvanter d'une seule menace, à mettre en flammes, à balayer d'un geste, s'il était nécessaire, aux yeux des chrétiens. Mais refuge quand même, où nous vivions heureux. Car de cette époque, je garde surtout le souvenir d'un îlot, et d'un moment de joie.

Je me souviens cependant très bien qu'un jour, j'étais très jeune encore, un de ces chrétiens rendit notre pain amer, d'un seul crachat durci de jurons abominables. Je ne faisais que passer, pourtant. Je transportais notre précieuse 'haleh, notre pain tressé du shabbat, mais j'étais obligé, selon la coutume, de la transporter sur un plat, sans la couvrir. Un jeune Polonais ne résista pas à la tentation de se moucher dessus, comme ça, par plaisir. Un "chrétien", disions-nous. Une autre fois, j'étais avec des amis dans un parc de la ville, quand nous devînmes la risée de ces enfants "chrétiens"; ils avaient déboulonné le banc sur lequel nous allions nous asseoir, et nous étions tombés à la renverse, comme dans un film comique. Le Juif Charlot n'était pas loin...

Dans notre rue se trouvait une église. Un jour, au sortir de la messe, les fidèles prétextèrent notre "odieux commerce dominical", et en profitèrent, crucifix en main, pour dévaliser nos marchandises malencontreusement exposées en un jour si respectable. Et que leur avais-je donc fait, aux chrétiens? demandais-je à mon oncle.

Partout dans la ville se dressaient des croix, comme autant de potences aux bras desquels on jugeait bon de nous pendre, en paroles seulement: "Tu as tué le Christ!". Je ne me souvenais pas avoir tué ce Christ; et dans mon âme d'enfant s'éveillaient mille craintes, suscitées par ce meurtre dont on m'accusait, et que j'affirmais, avec force, n'avoir jamais commis. Voilà tout ce que je sus, enfant, de la doctrine chrétienne, et de ses plus obscurs partisans. La croix projetait sur notre rue une ombre plus grande encore, une ombre terrifiante que notre fourmillante activité ne nous aidait pas toujours à oublier.

Certains s'en accommodaient, malgré tout. Digne d'un sombre iceberg, notre noire communauté de boutiquiers, de talmudistes, de pauvres et un peu moins pauvres, laissait émerger un minuscule glacis, en pente douce, de riches propriétaires d'usine; des "assimilés", pour la plupart, des "éclairés" du mouvement de la Haskalah, notre philosophie des "Lumières" à la mode juive, née au dix-huitième siècle sous l'inspiration du philosophe allemand Moïse Mendelssohn. Plus d'un se perdaient irrémédiablement dans le cloaque incertain de nos ennemis; mais ils étaient les canaux de notre plus chère et abondante marchandise: le textile.

Ils parlaient russe ou polonais, et gardaient leur yiddish à l'abri. Ils côtoyaient les chrétiens, envoyaient leurs enfants étudier dans les grandes universités européennes, coupaient leurs peyotes, ces franges de cheveux que chaque homme juif portait sur les tempes. Ils s'empressaient d'oublier la vieille lévite noire, usée par des générations, vendue et revendue aux plus pauvres, pour se parer au goût – russe, polonais, allemand, parisien! – du jour.

Mais en réalité, ils reniaient rarement leurs frères du ghetto, ou leur religion ; tout au plus nous oubliaient-ils dans nos ruelles et nos rues, isolées de leur monde par un mur immatériel qu'ils avaient franchi, sans retour escompté. "Sois un homme à l'extérieur, et un Juif dans ton temple", disait l'un d'entre eux au siècle dernier, le poète Jehudah Loeb Gordon.

Plus rares furent ceux qui, parmi les plus riches, choisirent de continuer à vivre selon nos coutumes, dans notre quartier, et d'employer des ouvriers juifs en les laissant observer le shabbat, et toutes les règles religieuses. Les autres préféraient les ouvriers polonais car ils travaillaient le samedi...

Un de mes oncles, Guershom, s'était hissé au rang de comptable. Il fut le seul de ma famille à figurer parmi les "riches". Il jouait admirablement du violon, et ses deux fils devinrent d'excellents violonistes. Le violon, dans notre rue, accompagnait toutes les fêtes. Pas un Juif qui ne se mariât sans les rires, les convulsions des cordes et des archets, aidés par une clarinette qui chantait souvent mieux sa mélancolie, que sa joie. Nos fréquents déplacements, avions-nous coutume de plaisanter, nous avaient au moins obligés à n'emporter que les choses les plus légères. Avec le temps, nous avions appris à tirer le meilleur parti de notre pauvre bagage: le violon, depuis son apparition, fut de tous les départs. Et nos têtes, quand on voulut bien nous les laisser sur les épaules, furent notre seule matière – grise – dont nous ayons véritablement su extraire de réelles richesses!

Nos talmudistes auraient sans doute pu donner du fil à retordre à bien des juristes de toutes les contrées occidentales! Dans notre rue, il était fréquent de voir deux hommes s'agiter, se passionner, se lancer dans un "pilpoul" effréné, une de ces discussions sans fin sur des cas presque impossibles, dont la réalité échappait parfois même à ceux qui les imaginaient! Mais chacun de ces cas était traité avec sérieux, et obligeait les antagonistes à recourir à une prodigieuse synthèse talmudique acquise depuis l'enfance. Qu'un convoi funèbre vienne à passer au moment d'une noce, et nos hommes relançaient la discussion entamée par leurs ancêtres, consignée en partie dans le traité Ketouboth du volumineux Talmud. A qui la priorité: la noce, ou l'enterrement? Et si cet incident nous surprend pendant notre étude, doit-on cesser de sonder la Torah pour suivre l'un ou l'autre? Si oui, lequel des deux? Les plus jeunes s'inventaient des hypothèses plus extraordinaires, qu'ils traitaient avec l'air grave des érudits: "Et si une poule pond un oeuf au moment où on la met à mort? Alors, l'oeuf est-il consommable, ou...". "Rabbi Yo'hanan a dit..." coupait aussitôt l'autre pour se lancer dans une démonstration savante, mêlée d'une subtile fantaisie.

Moi, enfant, je n'écoutais guère les développements de cette casuistique trop ardue pour mes jeunes méninges. Lévite noire ou costume d'écolier, casquette ronde à visière, noire elle aussi, pantalon tombant à mi-jambes, sous le genou, les enfants se ressemblaient tous par le vêtement. Nous ne parlions russe qu'avec les gens de "l'extérieur", quand nous étions obligés d'affronter "l'autre" administration. A l'école, nous chantions aussi – en russe! – chaque matin: "Que Dieu bénisse le Tsar!" Et entre nous, dans notre hébreu mêlé d'allemand, en yiddish, nous doutions qu'une telle prière fût exaucée: l'animosité du Tsar à notre égard le laissait supposer!

Le bon roi Casimir et sa légendaire petite amante juive, Esterka, n'étaient plus; et ses successeurs n'avaient cessé de nous empoisonner la vie depuis plus d'un siècle. Alexandre Ier voulut nous convertir de force pour résoudre le problème que nous lui posions par notre simple présence. Ceux qui lui résistèrent étaient nos héros! Puis Nicolas Ier lui emboîta le pas en promulguant pas moins de six cents édits à notre égard, tous malveillants d'ailleurs. Il n'hésita pas non plus à enrôler les enfants juifs, des gosses de douze ans, dans son armée pour une conscription jusqu'à l'âge de... vingt-cinq ans! Les atermoiements d'Alexandre II, souvent favorables pour nous, lui valurent d'être assassiné. Son digne successeur, numéro trois du même nom, eut la géniale et plus ferme idée d'exclure les Juifs, en plein hiver, des villes et villages situés en dehors de la Pologne. Il eut surtout l'idée d'enrayer la révolution qu'il craignait, en la "noyant dans le sang juif", selon ses termes. Pogromes. En quatre ans, près de trois cents villes et villages furent visités pour en effrayer, dépouiller, violer et éliminer mes coreligionnaires. Des dizaines de milliers de morts... Et nous, et moi, enfant, j'avais peur; vous comprene?

 


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