Les sources de notre connaissance

Que de chemin parcouru par nos milieux évangéliques au cours de ces trente dernières années! Beaucoup de choses ont changé, parfois pour le meilleur. Mais lorsque l'évolution des mentalités ou des comportements semble remettre en question les fondements mêmes de notre foi, on peut se demander si l'on n'est pas en danger de dérapage, voire de dérive.

Prenons un exemple parmi plusieurs: celui de la musique chrétienne contemporaine. Que sont devenus les cantiques classiques au riche contenu théologique? Qu'est-ce qui les a remplacés? Un observateur a qualifié certains petits chœurs populaires, souvent chantés dans nos rassemblements, de «parolettes sur de la musiquette». Cela fait sourire, peut-être, mais il y a plus grave: les chants actuels ne relèguent-ils pas à l'arrière plan l'expression d'une foi historique, objective, centrée sur Dieu, au profit d'une foi existentielle, subjective, centrée sur l'homme, d'une foi préoccupée presque exclusivement par des expériences personnelles avec l'Esprit ou avec Jésus?

Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce glissement vers une foi plus sentimentale et superficielle illustre la difficulté que nous avons à garder l'équilibre entre les deux éléments légitimes de notre foi: l'objectif et le subjectif.

Et ce n'est là qu'un exemple. De mon balcon helvétique je vois venir, généralement de l'ouest, une succession de nouveaux modèles de spiritualité qui arrivent comme des déferlantes successives, pour être accueillis, toujours avec intérêt, parfois avec enthousiasme. Certains leaders évangéliques disent en substance: «Nous sommes fatigués de la théologie traditionnelle, froide, impersonnelle, étouffante. Ouvrons les fenêtres pour laisser souffler un vent nouveau; cherchons le rafraîchissement dans la nouveauté, dans une approche théologique plus originale».
Nous ne nous arrêterons pas ici pour identifier ces courants, mais nous aurons l'occasion de revenir sur l'un ou l'autre d'entre eux pour illustrer nos propos dans la suite de cet article.

Ajoutons que, loin d'être limité à la Suisse ou à l'Europe francophone, ce phénomène est mondial: tôt ou tard, ses influences se manifesteront partout. Nous sommes donc confrontés à un problème dont l'enjeu est de taille, car il y va, à long terme, de l'avenir – de la survie même – de l'Eglise de Jésus-Christ, de sa doctrine et de son témoignage.

Mais de quoi s'agit-il? D'un problème fondamental qui se dessine derrière toutes les autres interrogations: la question épistémologique. Qu'on nous pardonne d'évoquer un terme rarement utilisé: il peut être défini comme la discipline philosophique qui analyse les origines de la connaissance, et qui tente d'en sonder la nature, d'en tester la validité. En d'autres termes, comment savons-nous ce que nous pensons savoir, en l'occurrence en matière de foi chrétienne? D'où vient cette connaissance? Les sources en sont-elles d'égale importance et validité? On ne saurait trop souligner l'importance de cette question, car les dérapages qui éloignent les croyants d'un attachement à la foi livrée une fois pour toutes par Jésus-Christ et par ses apôtres, et qui les conduisent dans des déviations ou des culs-de-sac peuvent être presque toujours attribués à des erreurs d'aiguillage d'ordre épistémologique.

Nous encourageons donc nos lecteurs à s'atteler à une lecture attentive des paragraphes qui suivent, même si l'exercice se révèle parfois difficile. Admettons aussi, d'emblée, que la question est plus complexe qu'elle ne paraît de prime abord. En tant qu'êtres humains créés à l'image de Dieu, et donc libres, intelligents et responsables, nous accédons à la connaissance en empruntant diverses voies: raisonnement théorique, observation scientifique conduisant à l'élaboration d'hypothèses, traditions reçues de ceux qui nous ont précédés, expériences subjectives, voix de la conscience et de l'intuition, etc. L'Ecriture semble reconnaître cette complexité lorsqu'elle parle du cœur, siège de notre intelligence, de nos émotions, de notre conscience et de notre volonté, pour indiquer que la connaissance doit être comprise, ressentie, acquise et vécue par les divers éléments de notre personne agissant comme un tout.

Sources et critères

Vue d'ensemble

Bien que la littérature sur l'épistémologie chrétienne soit relativement pauvre, le sujet n'a pas été négligé au cours des siècles. Nous profiterons du modèle qu'était John WESLEY (1703- 1791), fondateur du Mouvement Méthodiste, en citant des extraits d'un ouvrage des plus utiles qui vient de sortir de presse: Fondements doctrinaux et principes sociaux de l'Eglise Evangélique Méthodiste, où nous avons puisé des renseignements précieux sur la réflexion de Wesley (j'exprime ici ma reconnaissance au Pasteur Streiff de Neuchâtel d'avoir mis ce texte officiel à ma disposition).

Comment rendre un témoignage crédible et authentique de Jésus-Christ? Wesley était persuadé que l'essentiel de la foi chrétienne est révélé dans la Bible, éclairé par la tradition, vivifié par l'expérience personnelle et confirmé par la raison (op cit, p.45; c'est nous qui soulignons). «Notre mandat théologique (...) se concentre avant tout sur une étude consciencieuse de la Bible», car l'Ecriture prime.

Quels sont les rapports entre ces différentes sources de connaissance? L'ouvrage continue:

Ce résumé judicieux de quatre sources de connaissance (appelées par la suite le quadrilatère wesleyen), où tradition, expérience et raison ont un rôle légitime, voire indispensable, tout en restant subordonnées à l'autorité suprême de l'Ecriture sainte, nous invite à un examen plus détaillé, critique, de chacune de ces sources tour à tour.

1. Bible

Citons encore le manuel de nos frères Méthodistes: «Nous partageons avec d'autres chrétiens la conviction que la Bible est la principale source et le critère fondamental de la doctrine chrétienne. Par la Bible, le Christ vivant vient à notre rencontre et nous faisons l'expérience de sa grâce rédemptrice. Nous avons la conviction que Jésus-Christ est la Parole vivante de Dieu au milieu de nous; c'est à Lui que va notre confiance dans la vie et dans la mort (...)
Nos normes doctrinales (...) établissent la Bible comme source de tout ce qui est nécessaire et suffisant au salut; nous la recevons par le Saint-Esprit pour nous guider dans notre foi et dans notre vie»
(Art. 4 de la confession de foi de l'«Evangelische Gemeinschaft», op cit, p. 46).

Prenant la parole à l'Université de Harvard lors de la célébration du jubilé de l'Union Internationale des Groupes Biblique Universitaires au mois d'octobre 1997, le Pasteur John Stott a développé le thème de «la Vérité supra temporelle [anglais: timeless] qui transforme le monde». Cette Vérité est de Dieu et ne peut, par conséquent, être changée. Elle est appropriée à notre temps [anglais: timely] car, si nous n'avons pas le droit de la changer, elle réclame le droit et le pouvoir de changer nos vies par sa puissance transformatrice. Elle nous arme pour résister aux pressions culturelles actuelles que sont le pluralisme, le matérialisme, le relativisme et le narcissisme.

Mais en disant cela, ne prêchons-nous pas à des convertis? Ne sommes-nous pas en train d'enfoncer des portes ouvertes? Nos communautés évangéliques ne sont-elles pas, depuis toujours, essentiellement «bibliocentriques», au meilleur sens du mot? Posons la question autrement: la Bible a-t-elle encore la place qu'elle mérite dans la vie de nos églises? Cherchons-nous en elle les principes directeurs pour nous éclairer face aux problèmes posés par notre «vécu ecclésial» (pour reprendre le jargon courant)? L'auteur a participé à plus d'un groupe d'étude et lu plus d'un périodique pendant ces dernières années; il constate que les problèmes ont été abordés sous un angle essentiellement pragmatique [voir ci-après], à l'exclusion parfois d'une recherche centrée sur la Bible... comme si celle-ci n'avait plus grand chose à nous dire dans notre contexte «post moderne»!

Autre dérapage, imperceptible dans son développement mais non moins inquiétant: nos cultes donnent de plus en plus de place à la louange, réclamée par une nouvelle génération, au détriment de l'exposition biblique solide et systématique et du temps qui lui est consacré, car on trouve la prédication sans intérêt, ennuyeuse. Comme si ce que nous avons à dire à Dieu était plus important que ce qu'il veut nous dire... Quelle présomption! De plus en plus d'aînés expriment leur tristesse en constatant l'appauvrissement de la prédication et la diminution du temps qui lui est consacré.
Combien de pasteurs sont-ils prêts à résister à la pression populaire, mondaine et égocentrique, pour revenir à la Parole et l'étudier en profondeur, afin de préparer et présenter des expositions bibliques solides, systématiques, utiles... et intéressantes ? Les communautés qui maintiennent ce type de prédication, en s'adressant aux besoins réels, et non seulement ressentis, de la congrégation, voient venir une clientèle nombreuse et sérieuse.

Mais en quoi consiste l'exposition systématique de la Bible? Elle cherche à répondre à trois questions:

  1. Que dit le texte?
  2. Que signifie ce texte?
  3. En quoi ce texte nous concerne-t-il?

En d'autres termes: observation, interprétation, application! (cf. Né 8.8)

Une telle approche a les avantages d'honorer la Parole. Elle en reconnaît l'inspiration et l'autorité, et garde le prédicateur d'aventures fantaisistes. Elle amène celui-ci à couvrir, à long terme, tous les domaines de la vérité divine, et à conduire les fidèles vers la maturité spirituelle.

Sous- estimer l'importance de la Parole et, par conséquent, réduire son rôle primordial dans notre vécu ecclésial, c'est tomber dans le piège que souligne Daniel dans sa prière de confession au ch. 9 de son livre: l'apostasie dans laquelle Israël est tombé maintes et maintes fois a commencé par ce glissement qui éloignait le peuple du message de Moïse et des prophètes: Nous nous sommes détournés de tes commandements et de tes ordonnances. Nous n'avons pas écouté tes serviteurs, les prophètes, qui ont parlé en ton nom... (v. 5b - 6a). Nous ne saurions trop souligner l'extrême gravité de cette situation : mépriser de facto la centralité de la Bible dans la vie de l'église, c'est devenir les fossoyeurs de nos communautés et conduire le peuple de Dieu à la catastrophe.

2. Tradition

La tradition [gr. paradosis] est la «transmission de croyances et de pratiques d'une génération à l'autre, surtout par voie orale. Elle a joué aussi un rôle dans la constitution des Saintes Ecritures, beaucoup de ses livres contenant des matériaux transmis d'abord par tradition orale» (Nouveau Dictionnaire Biblique, Ed. Emmaüs, 1992, p.1289). Il convient de souligner ici le soin avec lequel les Juifs ont transmis ces traditions sans altérations à travers les siècles.

Cependant, il y a tradition et tradition, bonne tradition et mauvaise tradition. Ainsi, par exemple, tout en reconnaissant l'autorité des pharisiens et des scribes, Jésus fut amené à rejeter leur tradition orale: il faisait en effet clairement la distinction entre commandements divins et ordonnances humaines, appelant ces dernières la tradition des hommes et dénonçant leur résultat qui était d'annuler les commandements de Dieu (Mt 15.2-8). De son côté, Paul reconnaît avoir été mal orienté avant sa conversion par un zèle excessif pour la tradition de ses pères (Gal 1.14). Sans doute pensait-il en particulier à toutes les interprétations et règles qui avaient été ajoutées à la Torah pendant la période inter-testamentaire, et dont le but, louable en soi, était de préserver les rescapés de l'exil de retomber dans l'idolâtrie. C'est pourquoi il avertit ses lecteurs contre «une vaine tromperie selon la tradition des hommes» (Col 2.8).

Le Nouveau Dictionnaire Biblique continue, à propos de la tradition dans l'Eglise primitive: «L'attitude de Jésus envers la tradition a joué un rôle important dans la séparation subséquente de l'Eglise primitive d'avec le judaïsme (...), car, pour les Juifs, la tradition des pères orientait toute leur interprétation des Ecritures et leur compréhension de la foi (...). Pour les premiers chrétiens, Jésus était le fondateur d'une nouvelle tradition (...). A côté de lui, se formait la tradition apostolique constituée par l'exemple de vie des apôtres» (p. 1290), tradition qu'il fallait recevoir, maintenir et transmettre. «L'Eglise ancienne» poursuit l'article, «a distingué entre la tradition apostolique et les traditions postérieures appelées traditions ecclésiastiques. L'établissement du Canon des Ecrits du N.T. par l'Eglise du second siècle montre clairement que l'Eglise elle-même désirait se soumettre à l'autorité de la tradition apostolique fixée par écrit» (ibid, citant O. Cullman, La tradition, p. 45), et que seul était considéré comme norme apostolique ce qui avait été écrit.

L'ouvrage de l'Eglise Méthodiste souligne la contribution positive à notre connaissance de la Bible apportée par la tradition accumulée au cours des siècles; «Chaque génération ou chaque individu n'a pas à reprendre le mandat théologique depuis son début. La chrétienté ne saute pas du Nouveau Testament aux temps actuels comme s'il n'y avait rien à apprendre de la grande nuée de témoins qui ont vécu entre ces époques. Les chrétiens ont toujours cherché à interpréter la vérité de l'Evangile pour leur temps. Dans cette démarche, la tradition a joué un rôle important de par ses processus, ses formes et son contenu (...). Les textes et la pratique nés de circonstances spécifiques forment l'héritage de l'expérience commune des Eglises primitives» (op cit, p, 48).

Il est vrai que, tout en gardant notre souci de rester des chrétiens bibliocentriques, et de faire de nos communautés des églises néo-testamentaires, nous ne devons pas négliger les innombrables leçons qu'apportent vingt siècles d'histoire de l'Eglise, sans oublier les commentaires de grande valeur que nous ont laissés nos prédécesseurs. Ceux qui ne connaissent pas l'histoire sont condamnés à la répéter, disait le philosophe. Nous devrions aussi profiter des leçons de l'histoire pour faire la part entre bonnes et mauvaises traditions. En effet ces dernières ont eu la fâcheuse tendance de venir se surimposer aux bonnes et les escamoter. Ainsi, par exemple, l'Eglise médiévale a fini par couvrir la clarté de l'évangile par une chape de traditions, élevant celles -ci, souvent héritées de la culture gréco-païenne, au même niveau que l'Ecriture sainte, sinon pratiquement au-dessus d'elle. Les sacrements ont remplacé la parole comme véhicule d'évangélisation, la pénitence a succédé à la repentance, le culte de Marie est venu concurrencer l'adoration due à son Fils, l'autorité du Christ comme chef de l'Eglise a été usurpée par celle d'un homme, etc. Nous constatons cette tendance plus ou moins développée dans l'ensemble des églises à structure épiscopale: catholique romaine, orthodoxe et anglicane.

Peut-être le problème pour nous à l'heure actuelle est-il moins de nous figer dans les traditions de nos prédécesseurs, que de les rejeter en bloc.

Notre recherche du «renouveau dans la nouveauté» prend parfois l'allure d'une fuite en avant, tête baissée et yeux fermés, facilitée par l'attitude manifestée par une nouvelle génération de leaders qui néglige l'histoire, ignore ses leçons et méprise comme vieux jeu la mentalité et les manières de faire du passé. Le résultat est un appauvrissement de la vie de l'Eglise et une banalisation – une superficialisation – une sentimentalisation – une subjectivation – du culte. Le peuple de Dieu est ainsi condamné à rester dans un état d'infantilisme. Dans quelle mesure nos pasteurs et anciens d'il y a quarante ans se sentiraient-ils à l'aise dans nos rassemblements aujourd'hui? La question me paraît appropriée!

Pour résumer ce qui précède, nous répéterons la conviction de John Wesley, qui était persuadé que l'essentiel de la foi chrétienne est révélé dans la Bible, éclairé par la tradition, vivifié par l'expérience personnelle et confirmé par la raison. Il s'agit là d'un quadrilatère où tradition, expérience et raison jouent un rôle légitime, voire indispensable, dans l'acquisition de la connaissance, mais ces instruments doivent toujours rester subordonnés à l'autorité suprême de l'Ecriture sainte. Nous avons insisté ensuite sur le rôle central de la Révélation biblique, puis avons examiné la contribution de la tradition, sans omettre d'en signaler les dangers. Nous analysons maintenant les deux dernières sources de notre connaissance: l'expérience et la raison.

3. L'expérience

Légitimement, la foi chrétienne peut se prévaloir d'une dimension subjective, expérimentale, comme nous le rappellent les églises à tendance pentecôtiste ou charismatique qui tendent à privilégier la voie de l'expérience. A ce sujet on raconte, à propos du psychanalyste suisse Carl Jung, qu'il a fortement réagi contre la foi de son père pasteur, celle-ci étant entièrement cantonnée dans une doctrine cérébrale sans aucune expression incarnée dans la vie et les relations quotidiennes. Dans sa réaction, il est allé à l'autre extrême pour consacrer ses études au domaine subjectif du subconscient et des rêves.

Toutefois, comme le souligne le texte de l'Eglise Méthodiste: «Notre mandat théologique nous invite à suivre la pratique de Wesley consistant à vérifier si notre expérience personnelle et communautaire confirme la réalité de la grâce de Dieu telle qu'elle est attestée dans la Bible. Notre expérience se vit en corrélation avec les Ecritures. Nous lisons la Bible à la lumière des situations et des événements qui nous aident à devenir ce que nous sommes, et nous interprétons nos expériences en nous fondant sur le témoignage biblique (...). Or, l'expérience est à l'individu ce que la tradition est à l'Eglise: c'est le fait de s'approprier la grâce de Dieu qui pardonne et qui rend confiant. L'expérience authentifie dans nos vies la vérité révélée par la Bible et éclairée par la tradition, nous permettant ainsi de faire nôtre le témoignage chrétien» (op cit, p. 49s).

Le regretté théologien-philosophe Francis Schaeffer constatait l'affaiblissement du témoignage évangélique dès lors que le témoin chrétien fondait ses convictions sur le «feeling» ou la «réponse intérieure», au lieu de faire appel à la vérité objective de l'Ecriture (The Great Evangelical Disaster, Crossway Books, 1984, p. 51s). Le même dérapage vers le subjectif se manifeste dans nos groupes d'étude biblique quand l'animateur, au lieu de demander: «Que signifie ce texte? Qu'est-ce que l'auteur a voulu nous dire?» pose la question: «Quels sont vos sentiments face à ce texte?» ou encore, «Comment réagissez-vous?» Il y a quelques années, j'ai prêté à un ami la brochure de John Stott, Du baptême à la plénitude: l'œuvre du Saint-Esprit en notre temps. Après l'avoir lue attentivement, il me l'a rendue en disant: «Cet ouvrage présente très fidèlement et clairement l'enseignement de la Bible. Mais ce qu'il dit ne correspond pas à mon expérience...», et il a choisi de rester attaché à cette dernière.

Nous l'avons constaté plus haut: les communautés à tendance pentecôtiste/charismatique privilégient la voie de l'expérience. Toutefois, le dérapage se produit dès lors qu'elles insistent sur des expériences spirituelles spéciales comme étant vitales à la vie chrétienne. Beaucoup d'entre elles croient que Dieu continue à donner aujourd'hui encore des révélations extra-bibliques, et elles voient dans le don de prophétie la possibilité de transmettre des vérités indépendantes des Saintes Ecritures. Si cela est vrai, il est évident que l'Ecriture ne nous donne pas une révélation définitive. Ce point de vue est vraiment dangereux et, croyons-nous, contraire aussi bien à l'Ecriture qu'à la position historique du christianisme orthodoxe (Ernest Pickering, The Tragedy of Compromise, p. 101).

Prenons l'exemple d'ouvrages, récemment publiés, qui racontent des visions dont le but est de nous donner force détails sur les temps de la fin, précédant le retour du Seigneur. Un de ces ouvrages en particulier a retenu notre attention: L'ultime assaut de Rick Joyner, membre des Prophètes de Kansas City aux Etats-Unis. Ce livre, traduit en français, a fait sensation et suscité l'enthousiasme d'un grand nombre de lecteurs; il a, d'ailleurs, fait l'objet d'examens critiques de la part de plusieurs observateurs évangéliques. On y trouve des renseignements que ne contient pas la Parole de Dieu, car quand cette dernière parle des temps de la fin, elle le fait brièvement, sobrement, symboliquement, mystérieusement, sans entrer dans le détail. L'auteur de L'ultime assaut est entièrement responsable de ce qu'il a écrit car, malgré les quelques citations bibliques qui saupoudrent son texte, celui-ci échappe totalement à un véritable contrôle biblique!

Mentionnons, en passant, le danger d'une connaissance empirique, c'est-à-dire d'une connaissance qui, selon le Nouveau Petit Larousse, s'appuie exclusivement sur l'expérience et l'observation, et non sur une théorie. Ainsi la recherche scientifique est essentiellement empirique, car elle utilise l'observation des sens et des instruments – extensions des sens – pour mesurer, compter, peser, écouter et décrire tout ce qui peut l'être. Les compétences de la recherche scientifique sont donc limitées, par la force des choses, au domaine physique, et par conséquent, la science ne peut s'arroger le droit de se prononcer sur des questions du domaine métaphysique. L'homme empirique dira qu'il ne peut croire qu'en ce qu'il voit. Ainsi, Thomas exige de voir la marque des clous, de mettre son doigt à la place des clous, et de mettre sa main dans la plaie du Seigneur avant de croire. Dans sa grâce, Jésus accède à sa demande, puis lui rappelle que normalement la foi vient d'abord, la vue ensuite (Jn 20.24-28).

4. La raison

Permettez-nous une brève digression historique sur la place accordée à la raison, et commençons par la pensée classique du monde ancien, gréco-romain. «Malgré leurs divergences d'opinion inévitables» écrit James M. Boice, «les penseurs classiques partageaient une thèse commune: puisque la faculté suprême de l'être humain est sa pensée ou sa raison, l'homme ne peut être compris que sous cet angle-là. Un être humain réfléchit et raisonne, et selon Platon, Aristote et d'autres penseurs grecs, cette caractéristique le distingue du reste du monde visible (...). Cette élévation de la raison produit un dualisme qui méprise le corps. Si l'esprit est bon, la matière est mauvaise. De là provient le conflit perpétuel qui oppose l'esprit et l'âme au corps et à la chair» (Le Dieu qui libère, Ed. Emmaüs, 1987, p. 7).
Le pessimisme foncier qui caractérise la perspective classique apparaît en particulier dans les tragédies grecques. «Dans la culture moderne», poursuit Boice, «l'un des concepts dominants de l'homme – le rationalisme – n'est qu'une variante de la pensée classique. En harmonie avec la plupart des philosophes grecs, les défenseurs modernes de ce point de vue soulignent la suprématie de la raison; elle sépare l'homme du reste de la création. Par contre, ils estiment qu'au plus profond dé lui -même, l'homme est essentiellement bon» (op cit, p. 8). Match nul, pourrions-nous dire, entre les pessimistes classiques et les optimistes modernes: l'homme dans sa totalité échappe aux uns comme aux autres!

L'école rationaliste du 17e siècle, dont Descartes, Spinoza et Leibnitz furent les principaux maîtres à penser, croyait que toute connaissance était dérivée de la seule logique, et que l'erreur provenait de l'expérience. Seul était digne de foi ce qui pouvait être démontré à la manière des théorèmes de géométrie. Ils font, par conséquent, appel à des arguments ontologiques (fondés sur ce qui est) pour prouver l'existence de Dieu, en déclarant que Dieu possède tous les attributs de l'existence, tout comme les angles internes d'un triangle ont la propriété de représenter la somme de 180 degrés. Toujours est-il que peu nombreux sont les philosophes actuels qui acceptent la validité de ces arguments ontologiques.

Nous avons résumé l'histoire de la place accordée à la raison pour montrer qu'aussi bien qu'en ce qui concerne l'homme qu'en ce qui concerne Dieu, la raison a ses limites et ne conduit pas à une connaissance complète – ni même forcément juste – du sujet. Serait-ce une explication de l'anti-intellectualisme qui marque, parfois, la société actuelle? «Nous vivons à une époque dépourvue d'intelligence [anglais : mindless times]» écrit James Boice par ailleurs, «où des millions de personnes voguent à la dérive à travers la vie, manipulées par les mass média, en particulier la télévision, et ne s'en rendent pas compte. Peu nombreux sont ceux qui se soucient de leur âme éternelle, et la plupart, y compris des chrétiens, ne semblent pas conscients d'un autre mode de pensée ou d'une autre manière de vivre que celles de la culture sécularisée qui les entoure» (Developping a Christian Mind, The Bible Study Hour, p. 5).

Pour revenir une dernière fois au manuel des Eglises Méthodistes, «Nous reconnaissons que la révélation de Dieu et notre expérience de la grâce de Dieu dépassent continuellement la portée du langage et de la pensée humaine; et pourtant, malgré cela [c'est nous qui soulignons], nous pensons que tout travail théologique sérieux fait appel à la raison.

C'est parce que nous sommes des êtres vivants doués de raison que nous:

C'est par notre capacité de réflexion rationnelle que nous intégrons notre témoignage à toute l'étendue des connaissances, expériences et engagements humains » (op cit, p, 51).

Tout en adhérant à ce qui précède, et en reconnaissant que les églises issues de la Réforme privilégient la raison, nous pensons qu'un bémol important s'impose ici. Si, d'une part, nous refusons de laisser notre intelligence au vestiaire, nous repoussons, d'autre part, la raison autonome, héritage empoisonné de la culture païenne gréco-romaine, et du Siècle des Lumières. Car la raison humaine, telle quelle – nous l'avons déjà vu – n'est pas l'autorité ultime, et les systèmes philosophiques qu'elle a érigés sont en contradiction flagrante avec la révélation divine sur toute la ligne ! Pire encore, elle a été, de par sa révolte, plongée dans les ténèbres (Rm 1.18ss) et, par conséquent est devenue incapable de comprendre la sagesse de Dieu (1 Co 1.17ss). Notre intelligence, pour écouter, entendre et comprendre le message biblique, a besoin d'être sauvée : délivrée, libérée, transformée, renouvelée par la puissance de l'Evangile (Eph 4.17ss; Rm 12.1-2).

Il convient de mentionner brièvement ici une autre forme de raisonnement qu'on appelle le pragmatisme. Celui-ci prend pour critère de la vérité la valeur pratique: est vrai ce qui réussit, et il n'y a pas de vérité absolue. Si ça rend, c'est bon! La communauté de Willow Creek, près de Chicago, peut nous servir d'illustration, dans les réactions qu'elle suscite par son exemple. Les responsables de cette communauté ont appliqué les techniques les plus poussées du marketing, en étudiant à fond leurs clients potentiels, c'est-à-dire les personnes qu'ils voulaient atteindre avec l'Evangile. Quelles étaient leurs préoccupations, les besoins ressentis – angoisse, douleur, doutes existentiels, colère, problèmes conjugaux, sexuels, etc.? Comment préparer à leur intention une église qui les attire et les mette à l'aise de par son décor, son programme de musique et de théâtre, la crédibilité de son message et son adaptation aux besoins mentionnés? Le succès a été et reste extraordinaire, et nombreuses sont les communautés évangéliques qui ont pris Willow Creek pour modèle.

Il est indéniable, d'un point de vue purement pragmatique, que cette communauté est un exemple à prendre au sérieux, tout en reconnaissant les particularités de la culture américaine dans laquelle elle est plongée. L'effort pour s'approcher de l'homme d'aujourd'hui, pour le connaître et le comprendre dans son contexte social, spirituel et moral, est louable. Mais est-ce tout ? N y a-t-il pas des critères bibliques – des principes directeurs – concernant la mondanité de la culture, la tentation de l'image (cf. 1 Th 2.1-12), le marécage de la psychologie et, surtout, la tentation pragmatique d'arrondir les pointes de l'Evangile pour le rendre moins rébarbatif, qui doivent être pris en considération? D'ailleurs, les besoins ressentis ne correspondent pas forcément aux besoins réels, tels que Dieu les voit: les premiers peuvent n'être rien d'autre que des convoitises égocentriques et idolâtres.

Ne refusons donc pas la raison, don du Créateur, mais soumettons-la à l'œuvre du Rédempteur, pour que nous puissions l'utiliser à bon escient, en nous approchant de l'Ecriture dans un esprit d'humilité et de soumission, dans la dépendance du Saint-Esprit. L'Ecriture et l'Esprit, l'Esprit de l'Ecriture: toujours les deux ensemble, jamais l'un sans l'autre ! Ne commençons pas par l'homme, pour lui dénicher un texte biblique approprié: commençons plutôt par la Parole de Dieu, comme l'a toujours fait l'Eglise, pour aller vers l'homme avec le message de l'Evangile. Et ne perdons pas de vue le fait que l'Evangile, présenté dans son intégralité, ne plaira jamais à l'homme pécheur, rebelle, car prêcher Christ reste scandale pour les Juifs et folie pour les païens..., sauf pour ceux qui sont appelés par Dieu et éclairés par l'Esprit Saint. Tout au long des siècles, il a plu à Dieu de bénir la prédication de sa Parole pour le salut et l'édification de millions de personnes.

Conclusion

«Ce n'est pas une formation académique, ni un don de persuasion ou d'éloquence qui touchera le cœur, mais c'est la simplicité du message de l'Evangile, folie pour ceux qui périssent, mais puissance de Dieu pour nous qui sommes sauvés (1 Co 1.18). C'est pourquoi l'apôtre Paul, un rabbin érudit et «charismatique», laissait délibérément de côté la sagesse humaine et la persuasion du langage lorsqu'il témoignait de la Bonne Nouvelle.

Beaucoup de chrétiens bien intentionnés font toutefois exactement ce que Paul a évité de faire. Ils sont convaincus que l'Evangile et le Saint-Esprit ont besoin d'érudition, de persuasion émotionnelle, d'une approche psychologique et d'un emballage promotionnel moderne, utilisant toutes sortes de techniques audiovisuelles.

Ainsi la foi de nombreux croyants se fonde sur la sagesse de l'homme plutôt que sur la puissance de Dieu» (Paul-André Eicher, dans Bible-Info, mai 98).

Ecoutons un autre appel, émanant d'un groupe de théologiens qui se sont réunis au mois d'avril 1996, préoccupés qu'ils étaient par les graves dérapages théologiques qui marquent les milieux évangéliques nord-américains. Ils ont rédigé un texte publié sous le titre «Déclaration de Cambridge» dont, d'ailleurs, une traduction en français a été publiée dans plusieurs périodiques, parmi lesquels la Revue Réformée. En voici un extrait: (pour le texte complet, voir "Sola Scriptura").

Sola Scriptura: l'érosion de l'autorité.

«Au lieu de nous efforcer d'adapter la foi chrétienne pour qu'elle corresponde mieux aux besoins des consommateurs, nous devons proclamer la Loi de Dieu comme étant la norme de toute justice véritable, et l'Evangile comme l'unique vérité qui sauve. L'Eglise a besoin de la vérité biblique pour comprendre ce qu'elle doit faire, pour s'édifier et pour exercer la discipline en son sein.
L'Ecriture doit nous faire percevoir, au-delà des apparences trompeuses, quels sont nos besoins réels, et nous libérer de l'habitude de tout évaluer à l'aune des images séduisantes, des clichés, des promesses et des priorités d'une culture de masse. C'est à la seule lumière de la vérité de Dieu que nous pouvons nous comprendre et découvrir comment Dieu a pourvu à nos besoins. Il importe donc de prêcher et d'enseigner la Parole de Dieu dans l'Eglise. Les sermons ont à présenter et à expliquer les enseignements bibliques et non à exposer les opinions du prédicateur ou les idées du moment. Nous ne devons rien accepter d'autre que ce que Dieu a donné.

L'œuvre du Saint-Esprit dans une expérience personnelle ne saurait être dissociée de l'Ecriture. L'Esprit ne s'exprime pas d'une manière qui s'écarte de l'Ecriture. Sans l'Ecriture, nous n'aurions jamais connu la grâce de Dieu en Christ. Le critère de la vérité, c'est la parole biblique et non l'expérience spirituelle (...).
Nous nions (...) que l'Esprit Saint parle de manière indépendante de l'Ecriture ou s'oppose à elle, [et] que l'expérience spirituelle d'une personne puisse servir de véhicule à la révélation».

Frank Horton