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La fille du roi de la mer

Chapitre 2: LE DIEU DES CHRETIENS

Couché sur le sol de terre battue, dans l'appentis où l'on gardait la provision de bois de chauffage, Thierry se tournait et se retournait sans trouver le sommeil. Il avait froid, dans cette espèce de hangar ouvert à tous les vents, où l'on n'aurait même pas, chez lui, mis une bête. Et le plus pauvre serf, en France, aurait eu au moins, pour dormir, une botte de paille, à défaut de lit, et une peau de mouton pour se couvrir. Thierry grelottait. Le gardien des esclaves s'était approprié sa chemise de toile, dont il avait fait cadeau à son fils, et il avait donné à Thierry, pour tout vêtement, une tunique d'étoffe grossière, à manches courtes.

Thierry se mit en boule pour essayer de conserver un peu de chaleur. Dans ce mouvement, il tira sur la lourde chaîne fixée à sa cheville par un anneau de fer, et l'anneau le meurtrit cruellement. On l'enchaînait la nuit, comme un chien, de peur qu'il ne prît la fuite. La chaîne était fixée à l'un des poteaux qui soutenaient la toiture. Elle était très courte et ne laissait au captif qu'une liberté de mouvements très restreinte. Il pouvait à peine faire quelques pas, en tournant autour du poteau.

Thierry serra les poings. Des larmes de rage et d'humiliation jaillirent de ses yeux. Lui, un noble, le neveu du puissant comte de Hauterive, était là, enchaîné comme une bête, transi, affamé, plus mal vêtu que le plus misérable serf... Tout à l'heure, le gardien des esclaves allait le faire lever à coups de pied et à coups de poing, et lui ferait fendre du bois et puiser l'eau. Et si la besogne n'allait pas assez vite, Thierry recevrait des coups de lanière... Ensuite, on lui donnerait une écuelle de brouet noirâtre, sa seule pitance pour toute 1a journée et il devrait se mettre à la disposition de cette fille orgueilleuse et brutale, qui le frappait quand il ne comprenait pas assez vite le sens des ordres qu'elle lui jetait en langue norse... A la fin, brisé le fatigue, rompu par les coups, il regagnerait, l'estomac vide, l'appentis glacé où le gardien des esclaves l'enchaînerait pour la nuit...

- Je voudrais mourir! cria Thierry désespérément. Oh! mon Dieu! venez à mon secours! Délivrez-moi!

Il revoyait la grande salle du château, éclairée par la lueur des torches, le feu qui brillait gaiement dans l'immense cheminée où l'on brûlait un tronc d'arbre entier, le comte et la comtesse de Hauterive, avec leurs vassaux, assis autour de la grande table chargée de mets succulents... Il lui semblait respirer le fumet délicieux des volailles rôties, voir défiler sous ses yeux les pièces de gibier, les pâtés à la croûte dorée que les valets en livrée apportaient sur des plats d'argent... Les Normands étaient venus, avaient attaqué le château dont ils s'étaient emparés malgré une héroïque défense au cours de laquelle le comte de Hauterive avait été tué. Les Normands avaient massacré les serviteurs et les survivants de la garnison, pillé l'argenterie, les bijoux, les armes, et tous les objets de valeur. Puis ils avaient mis le feu au château. Thierry s'était battu courageusement. Un Normand de taille gigantesque l'avait abattu d'un coup violent sur la tête, en criant quelque chose en langue norse aux autres guerriers. Thierry s'était évanoui, et il était revenu à lui pour voir les Normands piller le château avant de l'incendier...

C'était 0laf qui avait assommé Thierry, en criant à ses hommes qu'il voulait ce garçon pour lui. C'est ainsi que Thierry, dépouillé de ses armes et d'une partie de ses vêtements, s'était vu poussé, mains liées, vers les drakkars qui couvraient la Seine. Les Normands avaient épargné éga1ement les plus beaux soldats de la garnison, les serviteurs les plus robustes, dont ils voulaient faire des esclaves. Les captifs et le butin avaient été partagés, répartis dans les drakkars, et la flotte normande, mettant à la voile, avait remonté la Seine pour continuer ailleurs ses pillages et ses massacres.

Cela avait duré plusieurs mois, pendant lesquels Thierry et ses compagnons de captivité avaient vécu entassés dans les drakkars, comme du bétail, à peine nourris, exposés au soleil, au froid, à la pluie. Aux premiers jours de l'automne, les drakkars, chargés de butin et de captifs, avaient cinglé vers les pays du Nord. Bien des prisonniers étaient morts en route, d'épuisement ou de maladie. Quand le drakkar d'Olaf avait abordé au Danemark, Thierry était le seul survivant du château de Hauterive qui se trouvait parmi les captifs du chef. Plusieurs étaient morts en route, les autres avaient été distribués à des guerriers appartenant à d'autres villages.

Thierry était donc seul, affreusement seul. On ne lui parlait que pour l'injurier, le menacer, ou lui donner des ordres. Heureux encore quand les injures et les menaces n'étaient pas accompagnées de coups. Olaf avait dit à sa fille:
– Il faut le mener très durement au début si tu ne veux pas que ton esclave devienne insolent et refuse d'obéir. Par la suite, quand il sera définitivement maté, on pourra le traiter avec moins de dureté et lui donner davantage à manger, car ce serait dommage d'abîmer un esclave de valeur, qui peut faire beaucoup d'ouvrage!

Depuis longtemps, il avait enseigné à sa fille que la pitié était un sentiment qui ne devait pas exister dans le coeur d'un Viking. La pitié, c'était un sentiment vil et méprisable, un sentiment d'esclave. Helga, du reste, n'éprouvait aucune pitié pour Thierry. C'était un fils de vaincu, un esclave. Helga ne pouvait même pas concevoir qu'on traitât un esclave ou un vaincu avec bonté. C'était une petite païenne à l'âme farouche; les dieux qu'elle adorait étaient des dieux cruels, qui réclamaient du sang. Thierry avait été pétrifié d'horreur quand il avait découvert qu'on offrait à Wotan des sacrifices humains, et qu'il avait vu trois de ses compagnons d'esclavage, un paysan anglais et deux serfs français, tomber sous la hache du prêtre, au cours d'une fête religieuse où le Viking et ses guerriers avaient offert des sacrifices aux dieux pour les remercier d'avoir protégé leur expédition.
– Je suis chez des sauvages, de vrais sauvages s'était-il dit avec épouvante.

Et ce qui mit le comble à l'indignation qu'il éprouvait, ce fut de voir Helga regarder tranquillement la scène, sans un frisson, sans même détourner la tête.

Pourtant à la longue, il avait réfléchi.
- Ces gens sont des païens, s'était-il dit, d'abominables païens. Mais moi, je connais le vrai Dieu. Je sais que Dieu a envoyé son Fils dans le monde pour sauver tous les hommes, même les Normands. Puisque je suis chrétien, je dois essayer de faire connaître le vrai Dieu à ces gens-là, et leur parler de l'amour de Jésus.

C'était difficile. C'était même terrifiant. Lui, un garçon de quatorze ans, un esclave méprisé, battu, aller dire en face à ces païens que leurs dieux étaient de faux dieux... Thierry, pendant longtemps, ne s'en était pas senti le courage. Il finirait à coup sûr sous la hache du prêtre de Wotan. Mais il ne redoutait pas 1a mort. Comme tous les garçons de la noblesse, à cette époque, il avait reçu une éducation virile, et on lui avait appris à mépriser le danger et la mort. Ce qui le terrifiait, c'était l'idée des tortures qu'on pouvait lui infliger pour le punir d'avoir défié les dieux...

Il y avait deux mois que Thierry était arrivé au Danemark. On était aux premiers jours de novembre. La neige était tombée et couvrait le sol. Le froid était terrible. Thierry avait maintenant la permission de coucher dans un coin de 1a salle commune, et on ne l'enchaînait plus pour la nuit. On le considérait comme définitivement maté. Pour sa nourriture, on lui jetait les restes de la table du maître, comme à un chien. Thierry s'était d'abord refusé, par fierté, à manger ce qu'on lui jetait. Mais la faim avait été la plus forte.

Helga, maintenant, l'emmenait avec elle dans ses randonnées en forêt. Elle lui faisait porter le gibier abattu. Depuis que le froid s'était établi, elle lui avait fait donner une peau de bête pour se couvrir.

Astrid, cependant, voyait d'un oeil inquiet sa fille partir escortée par l'esclave. Elle s'en ouvrit à son mari, qui ne fit qu'en rire.
– Helga est de taille à se défendre, crois-moi. Une vraie louve! D'ailleurs, elle est toujours armée.
- Oui, mais ce garçon a la tête de plus qu'elle. Il pourrait lui arracher son arme par surprise.
– Allons donc, il n'oserait pas! Il sait que nous le ferions déchirer par les chiens s'il levait la main sur Helga.

Astrid n'était pas rassurée. Quand elle conseilla la prudence à sa fille, Helga répondit par un éclat de rire.
– Lui? C'est un chien bien dressé! Sois tranquille, je lui ai appris à ramper!

Astrid secoua la tête.
– Je n'en suis pas sûre, Helga... As-tu regardé ses yeux? Ce ne sont pas ceux d'un esclave soumis, mais d'un garçon fier, qui se révolte en silence.

Les yeux d'Helga étincelèrent.
– Tu crois? Eh bien, tant mieux! C'est plus amusant. J'aime dompter les bêtes sauvages!
– Tu me fais peur, Helga! Cela finira mal...

Helga secoua ses tresses blondes.
– Pas du tout! Je sais me faire obéir, je t'assure!

Néanmoins, désormais, elle se tint sur ses gardes. Peut-être, après tout, ce garçon méditait-il quelque traîtrise. Jamais, en effet, il n'avait imploré sa pitié, ou demandé grâce, quand elle le faisait fouetter par le gardien des esclaves. Il avait, au contraire, une façon de relever la tête, après avoir été battu, et de regarder Helga en face, avec fierté, qui avait toujours secrètement plu à la fille du chef. Peut-être y avait-il du défi dans cette attitude; mais Helga n'aurait pas aimé avoir un esclave trop soumis.

Helga pensait à ces choses, ce jour-là, tandis qu'assise sur un rocher, près d'un feu que l'esclave avait allumé sur ses ordres, après être allé chercher m » des braises ardentes à un campement de bûcherons proche, elle regardait se dorer à la flamme une perdrix des neiges, produit de sa chasse.

Depuis un certain temps, elle s'était efforcée d'enseigner le norse à Thierry, au lieu de se borner à lui jeter brutalement des ordres. Très intelligent, le garçon avait fait de rapides progrès. Il commençait à savoir s'exprimer, bien que incorrectement.
– A quoi penses-tu? demande-telle soudain, en voyant que l'esclave contemplait le ciel.

Le garçon tressaillit.
– Je ne pensais pas, dit-il enfin. Je...
Ne sachant quel terme les Normands employaient pour " prier", il traduisit:
– Je parlais à Dieu.

Les yeux d'Helga s'ouvrirent tout grands.
– Tu parlais à ton dieu? Je n'ai rien entendu!
– Je lui parlais dans mon cœur.
– Ah! oui! fit Helga, de plus en plus surprise. Je croyais qu'il fallait crier très fort pour que les dieux nous entendent.
– Le vrai Dieu nous entend même quand on parle tout bas, même quand on lui parle dans son cœur. Il sait ce que nous pensons, Il sait tout.
– Le vrai dieu? fit Helga en fronçant les sourcils. De quel dieu parles-tu?
– Il n'y a qu'un seul Dieu.

Helga se dressa, furieuse.
– Insolent! Oses-tu prétendre que Thor et Wotan sont de faux dieux?
– Il n'y a qu'un seul Dieu, répéta Thierry fermement. Le Dieu qui fait le ciel, la terre et la mer. Thor et Wotan ne sont pas des dieux.
– Tu oses insulter nos dieux, vil esclave! cria Helga, transportée de fureur.

D'une main frémissante, elle saisit le fouet de chasse dont elle se servait pour châtier Thierry, et cingla le garçon en plein visage. Thierry étouffa un cri de douleur et essuya le sang qui coulait sur sa joue.
– Tu mériterais que je te fasse arracher la langue pour avoir osé insulter nos dieux! cria-t-elle. Si mon père le savait, il te ferait fouetter jusqu'à ce que te ne puisses plus te tenir sur tes jambes! Comment oses-tu dire que ton dieu est plus grand que Thor et Wotan? Le dieu des chrétiens est un dieu impuissant, puisqu'il n'a pas pu vous donner la victoire!

Thierry secoua la tête.
– Notre Dieu n'est pas le dieu de la guerre. Ce n'est pas un dieu de haine, comme les vôtres; c'est un Dieu d'amour. Il a donné son fils pour nous sauver.

Le garçon s'arrêta, incapable d'en dire plus. Il aurait voulu mieux expliquer les choses. Mais il ne connaissait pas assez 1a langue norse pour pouvoir le faire.

Helga haussa les épaules d'un air méprisant. Pais, voyant que 1a perdrix. était cuite, elle se mit à la dévorer.

Helga ne dit rien à son père, qui aurait fait châtier cruellement Thierry, et dans les jours qui suivirent, elle pensa souvent aux paroles de l'esclave. Mais elle était trop fière pour l'interroger. Elle ne voulait pas donner à Thierry la satisfaction de paraître s'intéresser à ce qu'il avait dit du Dieu des chrétiens.

Mais quand Helga avait une idée en tête, elle ne l'abandonnait pas facilement. Elle résolut, pour satisfaire sa curiosité, d'aller interroger le prêtre de Wotan. Lui saurait sûrement quelque chose au sujet du Dieu des chrétiens.

Le prêtre de Wotan accueillit la fille du chef avec des paroles flatteuses. Helga s'assit avec nonchalance sur le siège recouvert d'une peau d'ours, et attaqua:
– As-tu entendu parler du dieu des chrétiens?

Le prêtre de Wotan parut surpris Si une autre personne que la fille du chef lui avait posé pareille question, il aurait répondu qu'il n'avait pas de temps à perdre à parler de ce dieu méprisable. Mais il savait qu'Olaf ne voulait pas qu'on contrarie sa fille, et Olaf, quand il était rentré de sa dernière expédition, avait fait de riches présents au prêtre de Wotan, entre autres un superbe manteau écarlate, brodé d'or, qui ferait un effet magnifique quand le prêtre s'en revêtirait, aux fêtes du Solstice d'hiver. Il répondit d'un ton mielleux:
– Certes, Helga, j'ai entendu parler du dieu des chrétiens.
– Est-il vrai que ces gens n'adorent qu'un seul dieu?
– C'est en effet ce qu'on m'a dit. Un seul dieu! Quelle sottise!

Et le prêtre se mit à ricaner.
– As-tu entendu dire que ce dieu avait un fils, et qu'il avait donné ce fils pour sauver les hommes?

Le prêtre dressa l'oreille avec inquiétude. Helga lui paraissait un peu trop renseignée. Il demanda d'un air sournois :
– Peux-tu me dire d'où tu tiens ces renseignements?
– C'est mon esclave franc qui m'a parlé de ces choses. Il m'a même dit...

Elle allait dire: «– Il m'a même dit. que Thor et Wotan ne sont pas des dieux.» Mais elle vit les yeux du prêtre briller d'une lueur féroce, comme ceux d'un loup qui guette sa proie, et elle se tut brusquement. Elle ne voulait pas que la hache du prêtre fracasse la tête de Thierry. Elle tenait à son esclave.
– Que t'a-t-il dit insista le prêtre.
– Rien, fit Helga brièvement, c'est sans importance. Est- il vrai que le dieu des chrétiens est un dieu d'amour?

Le prêtre cracha avec mépris.
– Religion d'esclaves et de vaincus! ricana-t-il. Les chrétiens prêchent le pardon des offenses et disent qu'on doit aimer ses ennemis et rendre le bien pour le mal! Le fils de leur dieu est venu sur la terre, sous une forme humaine, i1 s'appelait Jésus. Les hommes l'ont fait mourir en le clouant sur une croix. Et ce dieu n'a même pas pu délivrer son fils!
– Est-ce que cela s'est passé dans le pays des Francs? Est-ce que ce sont les chrétiens qui ont fait mourir ce Jésus?
– Non, ça s'est passé très loin d'ici, dans un pays d'Orient il y a très longtemps.
– Et ce Dieu n'a pas pu délivrer son fils?
– Non. C'est un dieu impuissant!
– C'est un dieu impuissant, se répétait Helga avec une satisfaction orgueilleuse, en regagnant la maison de son père. Nos dieux à nous sont des dieux forts, des dieux qui commandent à 1a foudre et qui nous donnent la victoire sur nos ennemis. Le dieu des chrétiens est un dieu méprisable. La religion chrétienne est une religion d'esclaves.

En passant près de l'étang, qui était gelé, elle s'arrêta pour faire des glissades, et elle ne pensa plus au dieu des chrétiens.

 


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